De la grammaire implicite à la grammaire explicite
Première initiation, en classe, au processus de grammaticalisation, avec « le panneau des catégories de mots » de Maurice Laurent et
Christiane Laurent 1. Remarques liminaires
- Une activité grammaticale du type de celle proposée ci-dessous ne peut ni ne doit être envisagée qu’après que les élèves soient parvenus à un certain niveau d’expression orale : il s’agit là de structurer et de préciser ce que l’on serait déjà capable d’exprimer et / ou de comprendre dans le but de l’améliorer et de l’étendre. Il s’agira ensuite, simultanément, de mieux saisir en soi le passage de la pensée globale à son expression verbale.
- Nous avons comme objectifs prioritaires pour la conduite de la classe la pratique d’un enseignement différencié et celle de l’évaluation formative continue. Afin que ces objectifs ne restent pas des vœux pieux mais fassent partie intégrante de la réalité de la classe en action, nous avons créé, expérimenté et mis au point des outils adéquats : le « panneau muet des catégories de mots » considéré plus loin en constitue le pilier central.
- Nous avons simultanément comme objectifs prioritaires pour les élèves qu’ils continuent d’utiliser toutes leurs facultés et les nombreuses sensibilités à la grammaire qu’ils démontrent avoir développées lorsqu’ils se sont appropriés leur première langue, celle de leur milieu, sensibilités sans lesquelles ils n’auraient pu apprendre à parler. (Caleb Gattegno, L’univers des bébés et De L1 et L2, Une Education Pour Demain)
2. Le panneau muet des catégories de mots
Le panneau blanc, prévu pour que l’on puisse y écrire, comprend neuf rectangles dont la bordure est colorée : il existe une intersection entre le rectangle rouge et le jaune, une autre entre le brun et le bleu.Le panneau présenté aux élèves ne comporte aucune terminologie.
Comme indiqué, ces rectangles correspondent aux catégories de mots.
L’utilisation d’un pointeur, ou d’une baguette fine, permet d’associer, dans l’ordre temporel, chaque mot de n’importe quel énoncé, proposé par le maître ou un élève, à l’un des rectangles. Simultanément à ce pointage, les mots de l’énoncé peuvent être redonnés oralement par la personne qui pointe, afin que toute ambiguïté soit exclue. Par exemple, l’énoncé suivant, « Le volcan furieux vomit inlassablement sa lave et crache d’épaisses fumées. », sera pointé ainsi : Jaune (Le), vert (volcan), violet (furieux), orange (vomit), bleu (inlassablement), jaune (sa), vert (lave), noir, case de gauche (et), orange (crache), jaune (d’), violet (épaisses), vert (fumées).
Le panneau muet comprend aussi une plage vide, dont la fonction est la suivante : y seront placés les mots ou groupes de mots ayant perdu, pratiquement, tout rôle fonctionnel, et qui, en conséquence, ne sont pas « analysables », comme dans certains gallicismes : Il y a du beurre dans la soupe. C’est elle qui viendra. C’est ce tableau que je veux. Elle s’en ira ce soir…. Les couleurs employées sont totalement arbitraires.
La place relative des rectangles, les uns par rapport aux autres, ne l’est pas. En dessous des noms sont placés les déterminants, et à leur droite les adjectifs, constituants les plus fréquents du groupe nominal. Naturellement en dessous des déterminants du nom se trouvent les prépositions et est rendue apparente une intersection entre ces deux catégories, qui marque la fusion de l’une avec l’autre, et qui correspond aux déterminants prépositionnels : Elle revient du Pérou. Elle ira au marché. Elle pense aux autres. Elle rentre des Antilles… Les pronoms surmontent les constituants déjà cités du groupe nominal, auquel ils se substituent la plupart du temps. La deuxième moitié du panneau est essentiellement occupée par les verbes, que jouxtent de près les adverbes. L’intersection entre les pronoms et les adverbes permet de rendre compte du fait que certains mots jouent à la fois le rôle de pronoms et d’adverbes : Elle revient de Sicile. / Elle en revient. / Elle va au marché. / Elle y va. / A quel moment viendras-tu ? / Quand viendras-tu ? Les conjonctions touchent aux constituants du groupe nominal et aux verbes, puisque les unes, les conjonctions de coordination, réunissent aussi bien des groupes nominaux ou des éléments des groupes nominaux que des phrases, et que les autres permettent d’enchâsser une phrase suite de verbe ou une phrase complément de phrase.... : … un œil noir et une mine triste…une face jeune mais ridée… Parce qu’il apprécie ta bonne humeur, il aimerait bien que tu viennes…
Quant aux interjections et à la plage vide, leur emplacement n’a en vérité aucune importance.
La taille relative des rectangles elle aussi a son importance, mais qui ne se justifiera que plus tard, lorsque sera considéré le problème de la mise en parallèle de la grammaire et de l’orthographe grammaticale.
Le panneau des catégories de mots se place verticalement sur un rebord prévu en-dessous du tableau. De dimensions suffisantes (140 cm x 125 cm), il permet de travailler dans un premier temps avec tout le groupe classe sans qu’aucun métalangage ne soit nécessaire et sans qu’aucune explication ou définition ne soient données.
3. Simulation d’une première leçon avec le panneau muet des catégories de mots : les prises de conscience fondamentales.
Imaginons d’abord la situation.
Le panneau muet est installé.
Assis sur des chaises, les élèves lui font face, sans aucun matériel : ils doivent tous pouvoir venir au tableau rapidement pour pointer des énoncés. Dans toute la suite, pointer signifiera exactement : toucher, à l’aide d’un pointeur, dans l’ordre temporel, un à un, les rectangles qui correspondent aux catégories grammaticales auxquelles appartiennent les mots de la phrase considérée, tout en redonnant oralement les mots au fur et à mesure du pointage. A ce stade, tables, papiers et crayons sont totalement inutiles: seule la présence des élèves est indispensable.
C’est la première fois qu’ils vont travailler de cette manière, et qu’ils ont l’occasion de découvrir le panneau.
Le maître, sans aucune explication préalable, va donner oralement une première phrase dont il est sûr qu’elle sera comprise de tous les participants.
Avec des élèves francophones[1] de six à huit ans, cette phrase sera courte et les catégories de mots concernées ne seront que trois ou quatre : Les chats miaulent ou Julie porte des lunettes… pourraient convenir. Avec des préadolescents, des adolescents ou des adultes francophones, il est possible de commencer avec une phrase telle qu’elle comprenne au moins un représentant de chaque catégorie de mots. Avec des élèves de dix à douze ans pourra être proposée une phrase moins étoffée: Ce panneau muet, l’avez-vous bien regardé ? Nous simulerons ici une première leçon avec de tels élèves sur la base de cette phrase.
Une fois la phrase donnée oralement, le maître va la reprendre tout en pointant chaque mot dans sa catégorie. Seront donc successivement touchés le rectangle jaune, le vert, le violet, le brun, l’orange, le brun, le bleu et l’orange.
Ce après quoi, pointant de nouveau mais sans parler, il pourra demander aux participants de retrouver dans l’ordre les mots de la phrase, sans accepter aucune modification. Il demandera alors: Qui saurait redonner la phrase tout en la pointant? Le maître cédera alors le pointeur à un volontaire que le groupe pourra éventuellement aider s’il hésite. Il pourra aussi poser des questions comme : Qui se souvient du ou des mots qui ont été pointés dans ce rectangle ?, Où ont été pointés le quatrième et le sixième mot ? L’avant-dernier mot ?. Tous ces exercices, que les élèves trouvent faciles et auxquels ils contribuent volontiers, ont comme objectif de leur permettre d’associer, dans le contexte d’une phrase, quelques mots et quelques rectangles colorés, associations auxquelles ils pourront ensuite se référer. Pour le moment, il ne s’agit que d’un exercice de rétention, qui consiste à introduire ce qui est arbitraire et ne peut être découvert par les élèves.
Puis un autre élève volontaire viendra pointer des énoncés comparables à ceux du corpus ci-dessous, donnés au fur et à mesure par le maître :
01. ce panneau muet 02. le panneau muet 03. un panneau muet 04. un film muet 05. des films muets 06. quelques films muets 07. deux garçons muets 08. plusieurs garçons muets 09. une carte muette 10. une carte routière 11. une grande carte 12. de grandes cartes 13. de grandes filles 14. de belles filles 15. de beaux paysages 16. de remarquables paysages 17. des paysages plats 18. des paysages accidentés 19. des accidents désastreux 20. un désastre immense 21. un désastre inattendu 22. des comportements inattendus 23. des idées inattendues 24. un bonheur inattendu 25. une réflexion inattendue | 26. une réflexion intense 27. une intense réflexion 28. une douleur intense 29. une douleur insupportable 30. une douleur collective 31. une peur collective 32. une pensée collective 33. une pensée populaire 34. une démocratie populaire 35. une jeune démocratie 36. une jeune femme brune 37. une jeune fille détendue 38. une jeune fille ennuyée 39. une ennuyeuse journée 40. une décision ajournée 41. une journée passionnante 42. une histoire passionnante 43. un ami passionnant 44. une amie passionnée 45. un garçon passionné 46. un jeune garçon passionné 47. un jeune garçon amusant 48. un jeune garçon amusé 49. un texte amusant 50. un regard amusé … |
Le groupe de mots « 01 » est une reprise d’une partie de la phrase de base. A partir de là, nous allons multiplier les énoncés à pointer en leur faisant progressivement subir un certain nombre de transformations. L’objectif est de placer les élèves dans une situation de réflexion et de recherche pour les amener à établir peu à peu des critères personnels conscients dont ils se serviront pour choisir quel rectangle associer à tel ou tel mot. Dans la majorité des cas, ces critères ne seront au début ni les mêmes pour tous, ni les critères qui satisfont à la grammaire. Là n’est pas le plus important. Ce que nous voulons, c’est que la curiosité, le besoin de trouver, de comprendre, de savoir, soient à l’œuvre et que cet état de recherche maintienne la présence des élèves à l’étude en cours, qu’ils fassent des conjectures, les infirment ou les confirment, soient mentalement actifs… Et pour qu’il en soit ainsi, il est impératif de respecter et de prendre en compte la diversité des stratégies mentales.
Dans les énoncés « 01 » à « 10 », on fait varier en premier lieu les déterminants, qui se substituent l’un à l’autre : ce, le, un, des, quelques, deux, plusieurs, une. Nous voulons d’abord amener la prise de conscience que tous les mots qui peuvent commuter avec le premier, ce , se pointent comme lui dans le même rectangle, le jaune. Nous voulons ensuite donner l’occasion de comprendre qu’il faut faire passer au second plan dans ce jeu un certain nombre de sensibilités qui conduiront plus tard à distinguer facilement dix sous-catégories dans celle des déterminants : déterminants articles définis, définis prépositionnels, indéfinis, partitifs, déterminants possessifs, démonstratifs, indéfinis, exclamatifs, interrogatifs, numéraux cardinaux. Nous voulons surtout que soit perçue la relation forte qui existe entre les « mots jaunes » et les « mots verts »…
Dans ces énoncés aussi, les noms se substituent l’un à l’autre : panneau, film, garçon, carte. La possibilité est offerte de prendre conscience du fait que ce qui est vrai pour les déterminants l’est aussi pour les noms : tous les mots qui commutent avec panneau sont aussi des « mots verts ».
Des hésitations, des doutes vont être perceptibles, des erreurs vont être commises, que nous pouvons en partie simuler sur la base de notre expérience. Il s’agit en classe de les interpréter et d’en tenir compte immédiatement, autrement dit d’offrir de nouveaux énoncés afin qu’hésitations, doutes et erreurs disparaissent.
Imaginons que dès le pointage de l’énoncé « 02 » du corpus précédent, l’élève qui pointe hésite à placer le dans les déterminants, ce qui n’aurait rien d’étonnant, car aucun critère ne peut encore véritablement être établi avant qu’au moins deux mots de même nature n’aient été placés dans la même case : mettre le dans le même rectangle que ce ne peut être qu’un essai, que seul le maître pourra accepter comme correct ou incorrect. Il est donc possible de demander à un autre élève qui pense deviner la solution et veut intervenir de pointer. Mais il est possible aussi de se servir d’un corpus annexe au corpus général, les énoncés ne comprenant plus qu’un déterminant et un nom, propres à mieux forcer les prises de conscience désirées: ces énoncés, limitant le nombre de questions possibles à se poser, permettent de focaliser l’attention sur l’étude d’un seul point.
01. ce crayon 02. ce garçon 03. cette fenêtre 04. ce panneau 05. le panneau 06. le garçon 07. le crayon 08. un crayon 09. deux crayons 10. des crayons 11. trois crayons | 12. mon crayon 13. leurs crayons 14. notre classe 15. notre panneau 16. deux panneaux 17. ces panneaux 18. des panneaux 19. plusieurs panneaux 20. quelques panneaux 21. Quel panneau ! 22. Quel panneau ? |
Puis l’on reviendra, le problème ayant été réglé, à l’énoncé à propos duquel on avait hésité.
Imaginons maintenant que l’énoncé « 10 » du premier corpus soit pointé correctement, (Dét + N + Adj), et qu’un élève pointe le « 11 » de la même manière. Cela pourrait signifier par exemple qu’ il pense, puisque l’ordre « jaune / vert / violet » n’a jamais jusque là changé, qu’il doit demeurer le même. Là encore, nous allons tout de suite utiliser un corpus annexe. Nous choisirons d’abord des noms et des adjectifs tels que l’adjectif puisse indifféremment être placé avant ou après le nom. On demandera de pointer d’abord le déterminant et le nom, puis d’y adjoindre l’adjectif. La prise de conscience pourra ainsi être amenée, du fait que l’ordre des mots dans les énoncés n’est pas un critère fiable dans le jeu en train d’être joué, que la solution se trouve ailleurs, un ailleurs à découvrir. Mieux peut-être, que les « mots violets » se rapportent aux « mots verts », les précisent, les complètent, les qualifient, et qu’ils ne peuvent en conséquence exister que si les « mots verts » sont là au préalable...
01. une carte 02. une carte magnifique 03. une carte 04. une magnifique carte 05. une plage 06. une plage magnifique 07. une plage 08. une magnifique plage | 09. une rue 10. une rue nouvelle 11. une rue 12. une nouvelle rue 13. un mur 14. un mur haut 15. un mur 16. un haut mur |
Dans les énoncés « 12 » à « 35 » du premier corpus, plusieurs noms commutent : carte, fille, paysage, accident, désastre, comportement, idée, bonheur, réflexion, douleur, peur, pensée, démocratie. Le choix n’est pas dû au hasard. Nous voulons qu’à terme la classe des noms soit perçue comme contenant tous les êtres, autrement dit tout ce qui existe que l’on sait nommer, étiqueter en français : les êtres animés et inanimés du monde sensible autour de nous bien sûr, mais aussi d’autres êtres comme les émotions, les sentiments, les idées, les idéaux…
Dans les énoncés « 40 » à « 48 », les adjectifs non plus n’ont pas été choisis au hasard : ajourné, passionnant, passionné, amusant, amusé. Nous donnons ici un signe, qui sera ou ne sera pas perçu, que cette classe de mots en contient de nombreux qui font penser à des verbes, les participes passés et présents employés comme adjectifs.
Durant la leçon, il se peut aussi qu’un mot d’un énoncé pose un problème de compréhension, comme par exemple ajournée dans l’énoncé « 40 ». Là aussi, un corpus annexe peut être utilisé, offrant des synonymes ou des antonymes, (01 à 09), plutôt que soient données des explications seulement.
01. une décision ajournée 02. une décision retardée 03. une décision remise 04. une décision reportée 05. une décision différée | 06. une décision annulée 07. une décision modifiée 08. une décision appliquée 09. une décision maintenue |
Lorsque la classe démontre une bonne maîtrise, pointer de tels énoncés est si facile et si rapide qu’il n’y a plus de défi intellectuel. Il convient de rapidement en faire surgir de nouveaux. Mais il faut simultanément et sans arrêt que le maître opère des choix parmi les directions possibles, toujours multiples, dans lesquelles continuer le travail. Il n’existe pas de progression préétablie meilleure qu’une autre.
Nous allons simuler ici deux axes principaux possibles, l’un ou l’autre pouvant être considéré le premier. Repartons de la phrase de base, Ce panneau muet, l’avez-vous bien regardé ?, que nous reprenons en partie.
01. Avez-vous bien regardé le panneau ? 02. Avez-vous vraiment regardé le panneau ? 03. Avez-vous assez regardé le panneau ? 04. Avez-vous suffisamment regardé le panneau ? 05. Avez-vous sérieusement regardé le panneau ? 06. Avez-vous longuement regardé le panneau ? 07. Avez-vous déjà regardé le panneau ? | 08. Avez-vous mieux regardé le panneau ? 09. Avez-vous très bien regardé le panneau ? 10. Avez-vous assez bien regardé le panneau ? 11. Avez-vous vraiment bien regardé le panneau ? 12. Avez-vous déjà bien regardé le panneau ? 13. Avez-vous déjà assez bien regardé le panneau ? 14. Avez-vous assez longuement regardé le panneau ? |
Ici, en opérant des commutations avec l’adverbe bien, et en laissant le reste de la phrase inchangé, nous voulons amener la prise de conscience que « les mots bleus » se rapportent à l’action de regarder, qu’ils la précisent, la modifient, la complètent de multiples manières. Que, peut-être, les « mots bleus » sont associés aux « mots orange » un peu comme les « mots violets » le sont aux « mots verts ».
A partir de l’énoncé « 09 », les élèves peuvent aussi remarquer que certains « mots bleus » peuvent eux-mêmes préciser le sens d’autres « mots bleus », et en particulier leur degré.
01. Avez-vous bien regardé le panneau ? 02. Vous avez bien regardé le panneau ? 03. Nous avons bien regardé le panneau. 04. Ils ont bien regardé le panneau. 05. Elles ont bien regardé le panneau. 06. Il a bien regardé le panneau. 07. Elle a bien regardé le panneau. 08. J’ai bien regardé le panneau. 09. Tu as bien regardé le panneau ? 10. As-tu bien regardé le panneau ? 11. Ont-ils bien regardé le panneau ? 12. Ont-elles bien regardé le panneau ? 13. A-t-il bien regardé le panneau ? 14. A-t-elle bien regardé le panneau ? 15. A-t-on bien regardé le panneau ? 16. Regardez bien le panneau ! 17. Regardons bien le panneau ! 18. Regarde bien le panneau ! 19. Tu regardes bien le panneau ! | 20. Tu regardes bien le panneau ? 21. Regardes-tu bien le panneau ? 22. Vous regardez bien le panneau ? 23. Regardez-vous bien ? 24. Réfléchissez-vous bien ? 25. Progressons-nous bien ?… 26. Avez-vous bien regardé le panneau ? 27. L’avez-vous bien regardé ? 28. Regardez le panneau ! 29. Regardez-le ! 30. Regardez la fenêtre ! 31. Regardez-la ! 32. Regardez les garçons ! 33. Regardez-les ! 34. Ecoutez les filles. 35. Ecoutez-les ! 36. Vous les écoutez ? 37. Les écoutez-vous ? … |
Les énoncés « 01 à 15 » sont des variations sur l’énoncé « 01 » obtenues par des transformations en nombre et en personne du sujet et du verbe, mais aussi par changement de type de phrase : phrases déclaratives et interrogatives par inversion sujet / verbe ou intonation. Ces énoncés sont l’occasion d’introduire les différents pronoms personnels sujets des verbes, qui seront reconnus équivalents au niveau du pointage.
Les énoncés « 16 à 27 » introduisent des verbes au présent de l’impératif et de l’indicatif, mais aussi au passé composé de l’indicatif: les verbes mis en circulation et les variations de leurs formes sont nécessaires pour que les élèves prennent conscience du fait que le rectangle orange contient tous les mots exprimant un procès, quelle que soit la forme prise, et en particulier que certaines formes comprennent deux mots et nécessitent pour cela deux coups de pointeur.
Les derniers énoncés, « 28 à 37 », permettent, suite à l’introduction des pronoms personnels sujets du verbe, souvent appelés pronoms de conjugaison, une première approche de la pronominalisation de l’objet du procès. Ils introduisent quelques pronoms personnels suites de verbes dans le groupe verbal, (compléments d’objets directs du verbe), les plus fréquemment utilisés : le, la, les, l’. Il ne s’agit bien entendu que d’une toute première approche : la pronominalisation est un fonctionnement de la langue auquel bien davantage de temps doit être consacré. Ces phrases constituent une première opportunité de prendre conscience, par exemple, si telle était la conjecture d’un élève, que les « mots bruns » doivent être davantage que ces petits mots qui précèdent ou suivent le verbe et qui sont porteurs du nombre et de la personne !
Nous allons maintenant considérer le second axe que nous avons mentionné plus haut. Créons une nouvelle fois un corpus de phrases en repartant du groupe nominal de la phrase de base, ce panneau muet.
01. un panneau muet 02. un homme muet 03. un homme laid… 04. Quasimodo est laid. 05. Il est laid. 06. Laid, il l’est, Quasimodo. 07. Laid, l’est-il ? 08. Le lait bout. 09. Jean est debout. 10. Il a pris deux bouts de pain. 11. Le boulet est parti. 12. La boue salit. 13. La boue salit la rue. 14. La boue la salit. 15. La boue a sali la rue. 16. La boue l’a salie. 17. La boue est sale. 18. La salle est propre. 19. Notre salle est sale. 20. Sale les nouilles ! 21. Elle est nouille ! 22. Elle hait les nouilles. | 23. Il est dans la haie, le geai. 24. Il arrose au jet. 25. Le lait, je l’ai. 26. Le lait, il gelait ! 27. Le lait gelé est très froid. 28. Il trait les vaches. 29. Trace un trait. 30. Le froid pince. 31. La pince est là. 32. Le prince est las. 33. Le prince l’a prise, la pince. 34. La prise est cassée. 35. La prise est grise. 36. La gelée est prise. 37. La gelée est ferme. 38. Ferme les yeux. 39. Ferme-les ! 40. Ferme la bouche ! 41. Ferme-la ! 42. Cette ferme est moderne. 43. On travaille ferme à la ferme. |
Grâce à ces nouveaux énoncés, en jouant sur les mots, nous allons pouvoir forcer chez les élèves de nouvelles prises de conscience dont nous verrons par la suite qu’elles sont essentielles.
La première est que la compréhension d’un énoncé est indispensable d’abord si l’on veut déterminer ensuite la catégorie de chacun de ses mots : le sens doit précéder le pointage. Les énoncés de tels corpus, délivrés oralement, sont favorables à la distinction consciente de ces deux étapes temporellement hiérarchisées, parce que pour beaucoup d’entre eux, le sens ne vient pas immédiatement : il n’en est pas de même pour le lecteur puisque l’orthographe est là ! Et tant que le sens n’a pas surgi, tout pointage est impossible.
Ce que nous voulons d’abord, c’est que soit perçu intérieurement par chacun le moment précis et extrêmement bref où les mots déclenchent des images mentales. Ce que nous voulons ensuite, c’est que les participants réalisent que les mots sont associés à ces images mentales, que les images précèdent les mots lorsqu’on parle soi-même, mais qu’elles les suivent lorsqu’il s’agit de comprendre ce que disent les autres: le déclenchement des images mentales est la condition sine qua non de la compréhension de tout énoncé écouté. Ainsi, les élèves sauront que l’activité dans laquelle ils sont engagés est une activité qui se pratique au contact de soi-même, et de ses images mentales en particulier.
Une fois que le sens est là, la deuxième prise de conscience est qu’un mot, saisi oralement, peut appartenir à des catégories de mots différentes. Le mot ferme peut être un nom, un adjectif, un verbe ou un adverbe. Dans ce cas précis, les homonymes homophones sont aussi homographes, ce qui est fréquent, mais le contraire l’est aussi : sale écrit tel quel peut être verbe ou adjectif, mais l’orthographe du nom, salle, est différente. Ici, puisque nous travaillons sur la base de l’oral, seule l’homophonie est bien entendu considérée.
La troisième prise de conscience est que la même suite de sons peut être associée à un mot ou à plusieurs mots : dans l’énoncé « 25 », on trouve lait et l’ai, dans les énoncés « 25 / 26 », je l’ai et gelait. La prise de conscience associée est que seules les images mentales, qui font sens, permettent de savoir combien il y a de mots, et de les distinguer, chacun ayant son sens et sa fonction dans le contexte. Dans je l’ai, un mot est associé au thème de la proposition, l’orateur qui parle de lui-même, un autre au verbe avoir dont le sens peut être posséder ou tenir, un autre à l’objet considéré, ici le lait. Quant au mot gelait, forme du verbe geler , il nous rend présent à un passé duratif.
Jamais en classe un tel corpus ne pourra être offert tel quel et d’un bout à l’autre, car les incompréhensions, les doutes et les erreurs ne peuvent pas ne pas exister. C’est pourquoi nous simulerons comme précédemment quelques difficultés classiques pouvant intervenir dans le déroulement de la séquence de travail.
Imaginons que l’on hésite pour pointer il l’est dans l’énoncé « 06 »: Laid, il l’est, Quasimodo. Nous allons répondre à la demande implicite en offrant une fois encore un corpus annexe d’énoncés, qui lui-même pourra être modifié en tout temps en fonction des feed-back des élèves.
01. Sophie sera heureuse. 02. Sophie le sera. 03. Elle le sera. 04. Sophie était charmante. 05. Sophie l’était. 06. Elle l’était. 07. Sophie a été étonnée. 08. Elle l’a été. | 09. Sophie est charmante. 10. Elle l’est. 11. Quasimodo est laid. 12. Quasimodo l’est. 13. Il l’est. 14. Il l’est, laid. 15. Laid, il l’est. 16. Laid, il l’est, Quasimodo. |
Il est essentiel ici que les énoncés oraux du maître soient dramatisés : les composantes non verbales doivent être légèrement forcées afin d’aider les élèves à évoquer des images.
D’autre part, il faut noter que nous avons là l’occasion de mettre les élèves au contact d’énoncés comportant des attributs pronominalisés du GNS qu’ils n’utilisent sans doute pas lorsqu’ils s’expriment, voire même qu’ils ne comprennent pas lorsqu’ils les entendent ou les lisent. Ce travail, au contact des images mentales, constituera une occasion de les introduire à des structures du français associées au sens et qui ne leur sont pas familières.
Examinons encore les énoncés « 13 » à « 16 » de l’avant-dernier corpus. Faut-il pointer « la » ou « l’a » ? Il s’agit de distinguer un procès en cours d’un procès accompli, de distinguer en ce moment de il y a un moment. Il s’agit de faire correspondre à deux sensibilités acquises, la présence à ce qui est et dure et la présence par l’évocation à ce qui s’est passé et est achevé, les mots du français qui permettent de l’exprimer : salit et a salie. Il s’agit aussi de reconnaître dans la et l’, la présence sous forme de pronom de la rue. Le corpus qui suit est de ceux qui peuvent conduire les participants à la certitude en ce domaine:
01. La boue recouvre la chaussée. 02. La boue la recouvre. 03. La boue recouvrirait la chaussée ! 04. La boue la recouvrirait ! 05. La boue aurait recouvert la rue ! 06. La boue l’aurait recouverte ! 07. La boue avait recouvert la chaussée. | 08. La boue l’avait recouverte. 09. La boue a recouvert la rue. 10. La boue l’a recouverte. 11. La boue salit la chaussée. 12. La boue la salit. 13. La boue a sali la chaussée. 14. La boue l’a salie. |
Imaginons enfin que les énoncés « 31 » et « 32 » du même corpus entraînent des hésitations. Il s’agit que les élèves deviennent certains que là est adverbe de lieu alors que las est adjectif. Nous dramatiserons en indiquant du bras un lieu pour là, en prenant une expression de fatigue pour las, nous marquerons bien également les différences de prononciation, et nous leur proposerons :
01. Viens ! 02. Viens rapidement ! 03. Viens maintenant ! 04. Viens vite ! 05. Viens là ! 06. Reste là ! 07. Sois là à deux heures ! 08. Il est là ! 09. Jean est là. | 10. Elle est là. 11. Le feuille est là. 12. La pince est là. 13. Le prince est là. 14. Le prince est fatigué. 15. Le prince est exténué. 16. Le prince est souffrant. 17. Le prince est las. |
Suite à cette première simulation, il est possible d’apporter un certain nombre de précisions touchant au rôle du maître et aux premières prises de conscience que les élèves ont à faire :
A. Rôles premiers du maître
Fournir les corpus d’énoncés adéquats, adaptés au niveau des élèves, afin que les prises de conscience soient faites par tous, donc les objectifs atteints.
Être présent tous les élèves, sensible à leurs réussites, doutes, étonnements, erreurs…
Les comprendre et les interpréter pour modifier immédiatement les corpus offerts afin que soient levés les doutes et que disparaissent les erreurs : subordination de l’enseignement à l’apprentissage, évaluation formative continue.
Respecter les démarches mentales utilisées par chacun : pratique d’un enseignement différencié.
Ne donner aucune explication, avoir confiance en la capacité des élèves à prendre conscience, à comprendre, à apprendre…si leur est fourni le matériel nécessaire leur permettant d’y parvenir : principe d’éducabilité de quiconque.
N’introduire encore aucun métalangage : hiérarchie temporelle structurant l’activité grammaticale.
Être patient, rester neutre, ne pas émettre de jugements, encourager à participer en sollicitant tour à tour chacun des élèves, en particulier ici à venir pointer les phrases.
Amener les élèves à adopter la même attitude envers leurs pairs, à considérer les erreurs comme inévitables, naturelles, voire indispensables au cours de l’acte d’apprendre, mais transitoires en ce sens qu’il s’agit bien à terme de les faire disparaître. Autrement dit, exiger dans la pratique le respect de l’autre et donner à chacun le droit de participer en toute sérénité: il n’y a pas d’enseignement sans éducation, ni d’apprentissage réussi sans libération de l’affectivité créatrice.
B. Les premières prises de conscience à amener chez les élèves.
Prendre conscience progressivement du fait que chaque catégorie de mots, autrement dit chaque rectangle coloré, correspond à un ensemble de sensibilités déjà acquises : voir 1.3., Remarques liminaires.
Prendre conscience du fait que l’appartenance d’un mot à une catégorie ne dépend pas du mot lui-même, mais de son rôle dans un contexte donné, en fait de sa fonction : les animaux de la ferme…une chair ferme…Ferme la porte !… Térence travaille ferme…
Prendre conscience du fait que la catégorie d’un mot est indépendante de la place qu’il occupe dans la structure syntaxique : une photo magnifique, une magnifique photo…
Prendre conscience du fait que les mots permutant au sein d’un même paradigme appartiennent tous à la même catégorie : un crayon…mon crayon…quelques crayons…ce crayon…/…un mur gris…un chat gris…un teint gris…
Prendre conscience du fait que pour déterminer à quelle catégorie de mots appartient un mot dans un énoncé donné, il faut que cet énoncé fasse sens : Il trait les vaches…Il tire un trait…
Prendre conscience du fait que pour déterminer le nombre de mots entrant dans un énoncé donné, il faut que cet énoncé fasse sens : Je l’ai, le lait…Le lait gelait tant il faisait froid…
Prendre conscience du fait que la catégorie ne dépend ni du genre, ni du nombre, ni de la personne : …un film…une carte…/…une grande carte…de grandes cartes…/…il a bien regardé…elle a bien regardé…j’ai bien regardé…tu as bien regardé…
Prendre conscience du fait que la catégorie à laquelle appartient un mot donné ne dépend pas du type de phrase auquel il appartient : Tu regardes bien…Regardes-tu bien ?…Regarde bien !… Que la phrase soit déclarative positive, interrogative ou impérative, regarde est un verbe.
Plusieurs de ces prises de conscience sont en somme « négatives ». Elles n’en sont pas moins indispensables si l’on donne aux élèves la responsabilité d’établir en eux des critères intérieurs conscients solides pour la détermination de la catégorie. En effet, ils devront, pour parvenir à des critères corrects, fiables et définitifs, passer par un certain nombre de conjectures que l’expérience infirmera, et non le maître. Ils devront les abandonner pour ne retenir que les critères qui s’avèrent toujours convenir. Il s’agit bien là d’une véritable activité de recherche sur la base de la langue à disposition, et c’est elle et elle seule sur laquelle il faille compter pour motiver les élèves.
C. En guise de conclusion : pour aller plus loin.
N’ont été présentés ici que les tout premiers pas possibles, mais incontournables, vers une grammaticalisation satisfaisante. Nous donnons à ce mot un sens différent de celui que définit le dictionnaire Robert. Nous le définissons comme l’ensemble des processus qui permettent de passer d’une grammaire implicite indispensable à l’acquisition et à la pratique de la langue dont on a l’usage (cf. Remarques liminaires), à une grammaire dont on est capable de rendre compte en utilisant le métalangage adéquat. Dans ce sens, grammaticalisation est à mettre en parallèle avec mathématisation, ensemble des processus qui permettent de dégager de situations mathématiques les relations qui les structurent.
Peu à peu mais le plus vite possible lors des séquences qui suivront, et au fur et à mesure que la détermination par pointage de telle ou telle catégorie de mots s’avérera sûre, nous demanderons aux élèves de formuler oralement les critères conscients qui leur permettent cette maîtrise. Le maître, ce faisant, les aidera à exprimer correctement le contenu de leur pensée et à le structurer, en même temps qu’il introduira le métalangage nécessaire à la communication. Les résultats pourront être alors notés par écrit et constituer ainsi le résumé des prises de conscience réellement effectuées lors de l’activité.
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© 1982 - 2003, Maurice Laurent
"De la grammaire implicite à la grammaire explicite" de Maurice Laurent est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 non transcrit.
Cet article est paru dans :
BABYLONIA, N°2 / 2003
Editeur: Fondation Langues et Cultures
CP 120, CH-6949 Comano
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[1] Des activités comparables peuvent être menées avec des élèves non francophones, à condition toutefois qu’ils aient déjà un petit niveau de français oral. Dans ce cas, le maître fera d’abord produire des énoncés oraux à partir du contexte toujours fort riche qu’offre la classe : Julie est devant le tableau, entre Paul et Pierre. Derrière Julie, Paul sourit, les yeux sur le panneau…
in: http://www.uneeducationpourdemain.org/fr/articles-pedagogie/la-grammaire/111-de-la-grammaire-implicite-a-la-grammaire-explicite-maurice-laurent